Le quotidien au sein d’un Ehpad durant le confinement

Cet entretien a été réalisé avec une aide soignante exerçant en Ehpad, au sein de l’espace Covid de son établissement dans le Nord de la France. 

On peut revenir sur les débuts de l’épidémie, dans ta boîte ? 


Le 11 mars, les Ehpad ont fermé leurs portes aux visiteurs ; seuls les partenaires de santé ont été autorisés à entrer, et ce jusqu’à l’apparition des premiers cas. Après l’hospitalisation de trois résidents qui se sont avérés être positifs et sur les directives de l’ARS (Agence Régionale de Santé), le centre hospitalier est intervenu pour pratiquer des tests ; à la suite de quoi, il s’est agi de ne plus envoyer de personnes âgées aux urgences mais de les garder dans la structure. L’hôpital a donc pris sous sa responsabilité d’organiser un espace Covid au sein même de l’Ehpad. En deux jours, une unité s’est organisée, d’abord sur la moitié d’un étage puis sur la totalité, au fur et à mesure que les résultats des tests revenaient. Il s’agissait surtout de transférer du matériel, de se réserver un ascenseur et plus compliqué : de déménager les résidents… Les personnes testées négatives changeaient d’étage et celles qui s’avéraient être positives intégraient l’étage Covid. En réalité, cette expérience menée durant la crise sanitaire est l’amorce d’un projet de travail entre les Ehpad et les hôpitaux via l’ARS et le ministère de la Santé, afin de réduire l’hospitalisation des personnes âgées qui représentent une charge et un coût important. C’est une population à pathologies multiples et le plus souvent âgée de plus de 90 ans. Une collaboration existe déjà. Il s’agit de l’hospitalisation à domicile (HAD) qui tend à se développer. L’hôpital se déplace vers l’Ehpad, habituellement pour des soins palliatifs. Une documentation concernant le lien entre le service des urgences et les Ehpad nous a été transmise par l’ARS. Nous nous sommes demandés si le but n’était pas de transformer les Ehpad en centre de gériatrie… ou « pôle gérontologique » comme ils disent… Si l’on s’en tient à leur logique, nous serions formés à établir des sortes de diagnostics afin d’éviter que nos résidents n’engorgent les services d’urgence. Mais, nous n’avons pas à établir de diagnostic : c’est le rôle du médecin ! Et lorsque nous suivons la procédure en téléphonant à la Maison Médicale, on nous répond systématiquement : « Que voulez- vous qu’on fasse de plus ? » Pourtant, nous remarquons que ces personnes confiées à l’hôpital y restent plusieurs jours, voire plusieurs semaines ; ce qui prouve que nous ne sollicitons pas ses services inutilement. Nous établissons d’ailleurs de plus en plus de lien avec les soins palliatifs de l’hôpital. En passant sous la direction d’un médecin référent dépêché sur place, l’Ehpad a servi « d’établissement test ». Mais, progressivement, nous nous sommes retrouvés enfermés dans cet « espace Covid », sans que plus personne ne vienne s’inquiéter de nous …

La structure était-elle prête à affronter ce genre de problème ?


Non, mais depuis l’épisode de la canicule de 2003, il existe un « plan bleu », spécifique aux Établissements Médicaux Sociaux, comparable au « plan blanc » qui s’applique à l’hôpital. Il est mis en place en cas de crise sanitaire (en temps normal, il s’agit d’épidémie de grippe ou de gastro, ou de canicule) et à partir du moment où un certain nombre de résidents sont atteints. Il consiste à observer certaines précautions ; les fameuses « mesures barrières » qui, hormis le port du masque, sont déjà notre lot quotidien. Cela a permis d’établir un parcours codé afin de signaler et de repérer rapidement les chambres des résidents potentiellement contaminés et de mettre en place une équipe de deux soignantes titulaires pour s’occuper d’eux. Jusqu’alors et avant cette crise sanitaire, le port du masque ne s’appliquait qu’au personnel uniquement ; lorsqu’une salariée est malade et afin qu’elle ne contamine pas les résidents ; mais normalement dans ce cas, nous ne sommes pas censées travailler …

La direction vous avait-elle parlé de ce « plan bleu » ? 


La direction l’a activé en concertation avec les médecins coordonnateurs et l’infirmière coordinatrice. Ce sont les infirmières qui le mettent en place avec notre dévouée collaboration. Lorsque nous avons formulé des propositions, nous avons été remis à notre place car, comme nous l’a asséné un médecin : « Il y a des gens qui savent ! Il y a des scientifiques, il y a le gouvernement … » Nous sommes pourtant les mieux placés afin d’évaluer les besoins immédiats et décider des mesures à prendre. Il nous a été objecté que ça compliquerait le fonctionnement de la structure, mais quand c’est l’ARS qui prend les choses en main en envoyant une délégation du centre hospitalier, alors là, on applique, avec retard, mais on applique … D’abord, il est important de signaler que toutes les dispositions que l’Agence Régionale de Santé a imposées, nous les avions réclamées auparavant et nous avaient été refusées par la direction ! Il lui a fallu la légitimité que confère, d’après elle, une instance hiérarchique avant qu’elle commence à agir. Nous avions réclamé la fermeture de la restauration collective et l’arrêt des animations afin de limiter les contacts. La direction nous répondait «comprendre» mais s’y refusait au prétexte de «maintenir un lien social entre les résidents…» Il était pourtant évident que si les familles voulaient revoir leur proches en vie, il fallait les protéger ! Précisons qu’un «plan bleu» implique de disposer du matériel nécessaire à sa mise en oeuvre. Immédiatement et comme partout, nous avons été confrontés au manque de masque …

Justement, parlons un peu des conditions de travail durant cette période … 


Au début, nous n’avons été obligés de ne porter que le masque. Un simple masque fin et en papier que la direction et la cadre infirmière nous ont présentés comme des masques chirurgicaux. Ce qui était faux ! De son côté, l’employé chargé de la maintenance nous avait informé qu’il y avait du matériel adapté qu’on ne nous distribuait pas. La direction le gardait dans le cas où la situation s’aggraverait… Nous avons réagi en lui signifiant que c’est uniquement en disposant de matériel adéquat qu’on éviterait le pire. D’autant qu’il était impossible, démonstration faite en présence du directeur, de respecter les fameuses mesures de prévention avec un matériel d’aussi piètre qualité ; pas adapté à la morphologie du visage, sans maintien et aux élastiques défectueux… Le directeur s’est obstiné à nous présenter son matériel discount, vendu quelques euros les cents exemplaires sur internet, pour autre chose que ce qu’il était en réalité. Les vrais masques ne sont sortis des placards qu’à partir du moment où nous avons été confrontés aux premiers cas. Il en a été de même avec les sur-blouses, indispensables mais distribuées en trop faible quantité alors que le nombre de résidents infectés augmentait. La direction insistait pour que nous réutilisions plusieurs fois le même matériel, au delà du raisonnable, toujours dans la même logique d’économie de moyens. On s’est retrouvé à utiliser des sacs plastiques pour protéger les chaussures ; on nous a alors reproché d’en utiliser en trop grand nombre … On observait que le discours de l’entreprise oscillait au même rythme que celui tenu depuis le sommet de l’Etat. Il s’agissait uniquement de gérer la pénurie. D’abord on te conseillait de ne pas porter tel équipement comme des charlottes, par exemple ; ou de ne pas utiliser tel matériel, pour finalement t’en imposer l’usage par la suite. Ce n’étaient pas les circonstances qui t’imposaient la marche à suivre mais uniquement le fait que les outils pour travailler manquaient ou non.

Vous avez donc manqué de matériel ? 


Au début, oui comme partout. Mais dans l’unité Covid, nous ne manquions de rien, sauf parfois de savon et d’essuie-main! Mais nous arrivions à nous débrouiller. En fait, tout le matériel : sur-blouses, tabliers, masques, etc. était stocké dans le bureau du directeur. C’est un gestionnaire, il réfléchit uniquement en terme comptable et ne fait confiance à personne, il a donc décrété que la gestion du matériel relevait de sa seule autorité. Nous sommes en permanence obligés de lui en réclamer pour en disposer. C’est déjà le cas en temps normal où le matériel est stocké dans le dépôt, dont seules la cadre infirmière et les infirmières ont la clé. Ce qui n’est pas sans poser de problème, en particulier le week-end, lorsque la direction, l’administration et l’encadrement sont absents et que les remplaçantes infirmières se retrouvent face aux portes des armoires verrouillées … Mais comme ont dit : « Pas de gants, pas de travail ! » … Ce genre d’établissement travaille en priorité à promouvoir son image et préfère investir dans sa mise en spectacle : la décoration, l’animation, etc.

Dans ces conditions, à quoi ressemblait une journée de travail ? 


La mise en place de la journée de travail d’une durée de 13 heures consécutives l’a été à l’initiative de l’hôpital. Elle a consisté à réquisitionner un étage et à le transformer en une unité fermée. Nous prenions notre poste à 7 heures le matin et nous le quittions le soir à 20 heures. Nous restions 13 heures sans sortir du Covid, de manière à réduire au maximum les contacts avec l’extérieur. Nous étions deux équipes composées de 3 Aide-soignantes, 1 Agente de service hospitalier et 1 Infirmière et nous tournions sur deux semaines. La nuit, il n’y avait qu’une seule Aide-Soignante dans l’unité, elle commençait à 20 heures et terminait à 7 heures. Dans le Covid, nous avions tout le temps nécessaire pour réaliser nos soins, organiser des animations pour occuper les résidents et leurs faire oublier la période. Ils étaient chouchoutés. Et puis au début, quand la délégation envoyée par l’hôpital est venue nous encadrer et nous aider à monter l’unité Covid, elle était accompagnée de personnel supplémentaire. Pendant quelques jours, il y a eu un soignant en plus la nuit, pour compenser l’absence de la collègue mobilisée dans le Covid. Mais ça n’a pas duré longtemps. Le non-remplacement de ces huit personnes et les répercussions auprès des résidents des autres étages de la structure ont été importantes. Les collègues travaillaient en sous effectifs et ne pouvaient pas être disponibles pour ceux qui réclamaient le plus d’attention, en particulier les personnes atteintes de pathologies neuro-dégénératives et toutes celles qui demandent des surveillances et un accompagnement particulier. Pour certaines d’entre elles, leur état s’est dégradé plus rapidement que prévu … Il y a eu plus de décès lié à l’isolement qu’à la Covid 19.

Et les premiers contacts avec la maladie ? 


Les premiers cas suspects sont apparus une semaine après la date du 11 mars, date de fermeture des Ehpad aux visites des familles. La première personne mise à l’isolement était réellement positive, c’était une personne atteinte de pathologie neuro-dégénérative. Les résidents en UVA (Unité de Vie Alzheimer) sont des personnes pour lesquelles les précautions sanitaires n’ont pas de sens, tu ne peux pas les contraindre à respecter des règles, les liens sociaux deviennent différents, il n’y a plus aucune barrière sauf les leurs, ce qui rend la situation plus complexe encore. Elles se déplacent en permanence, se visitent les unes les autres, sont très souvent angoissées, elles se touchent, échangent leurs effets… La contamination peut donc se répandre très rapidement. Et par ailleurs, de nombreuses personnes ont été mises en isolement alors qu’elles n’étaient pas infectées … Là encore, nous avions demandé à ce que les stagiaires ne reviennent plus dans l’établissement au même titre que les familles. Pour nous elles n’avaient pas à être impliquées dans une organisation contraignante et exigeante. Elles n’étaient ni diplômées, ni salariées et n’avaient donc pas à prendre de risque. Mais aussi afin d’éviter tout manquement aux règles élémentaires d’hygiène et d’asepsie. Car elles ne sont pas formées à ces règles. Nous avions observé qu’elles n’étaient pas en mesure de se conformer aux exigences de la situation. Et, malheureusement, la suite des événements nous a donné raison …

Quel est le problème avec les stagiaires ? 


Il n’y a aucun problème avec les stagiaires, leur situation comme celle des remplaçantes est juste révélatrice de la politique que poursuivent les patrons du secteur. Des petites mains gratuites pour les unes et une main-d’oeuvre pas cher pour les autres. Appliquer les simples mesures d’hygiène élémentaires n’allait pas de soi pour la plupart d’entre elles parce que ce sont des gestes contraignants qui demandent beaucoup de rigueur, d’être attentive aux gestes qu’on réalise, d’avoir des réflexes. C’est une discipline mentale de tous les instants. On n’a pas voulu nous écouter    et certaines sont tombées malades, ont été testées positives. Comme on le craignait, elles ont participé soit à contaminer les résidents soit à se contaminer auprès des résidents. 


En grande majorité, on reçoit des personnes inscrites à pôle emploi qui malheureusement pour elles se retrouvent dans l’obligation de suivre une formation «d’aide à la personne», que ce soit à domicile ou en Ehpad. Depuis quelques années, nous voyons se multiplier une multitude de formations d’aide à la personne au nom et au contenu parfois des plus énigmatiques. Elles viennent pour trois jours, une semaine, parfois trois semaines, on ne sait jamais … D’autres sont en Bac pro, ce sont souvent des filles de 16-17 ans qui pour la plupart d’entre elles espèrent travailler auprès des jeunes enfants. Là encore, les personnes âgées, ce n’est pas vraiment leur truc… Et il y a les stagiaires AMP (Aide Médico- Psychologique) pour lesquels on s’interroge sérieusement sur le contenu de leur formation et la nature des formateurs ! Le salaire d’une aide soignante diplômée est supérieur à celui d’une AMP, il s’agit avant tout de faire baisser la masse salariale en déqualifiant le métier. A une époque, on accueillait des élèves aides soignantes de l’IFSI (Institut de Formation en Soins Infirmiers). Et il faut reconnaître qu’elles reçoivent une formation de qualité en comparaison au public qu’on accueille en provenance des divers centres de formation. Mais depuis quelques années, l’hôpital se les accapare…

Tu évoquais le cas des remplaçants… ?


Si l’Ehpad    est dans l’obligation d’embaucher des diplômées pour les remplacements de longue durée, la loi autorise la direction à embaucher du personnel non qualifié pour des contrats de courte durée. Et on constate que bien souvent celle-ci ne respecte pas la loi ! Les remplaçantes constituent une main d’oeuvre à moindre coût, peu ou pas formée et dans laquelle l’Ehpad puise généreusement. A part la recherche du profit, il n’y avait aucune raison pour faire courir un risque à ces salariées ; ni d’ailleurs au reste du personnel. Pourtant, c’est cette précarité qui les a infecté ; car parmi les soignantes, elles furent les premières touchées par le virus. Et quasiment les seules ! Il est significatif d’observer que toutes les aide-soignantes diplômées ont été testées négatives alors que les non-titulaires et non diplômées le furent positives ! Dans une structure privée à but non lucratif comme celle dans laquelle je travaille, le personnel diplômé est rémunéré par les subventions allouées par l’ARS donc le département. Par contre, le personnel non diplômé est payé par l’Association. Tu comprends la raison qui la pousse à embaucher du personnel non qualifié, les économies que cela lui permet de faire.

Et la prime ? 


Mes collègues y croient toujours … Selon certaines sources (1) le décret serait acté pour le personnel des Ehpad. Hormis la promesse de son versement, il semblerait que ce dernier soit encore à l’étude. Par contre l’augmentation des effectifs, du matériel, la revalorisation du salaire, l’arrêt des glissements de tâches, la présence d’une infirmière le soir et la nuit, j’en passe et des meilleures… tout cela est retombé dans les limbes. 
La direction s’est contentée de venir nous caresser dans le sens du poil. Pour un établissement aussi soucieux de son image, l’ouverture de cette unité Covid n’était pas forcément une bonne publicité. Il a donc tenté de retourner la situation à son avantage en communiquant : création d’un compte facebook en direction des familles, utilisation de Skype, etc… L’honneur était sauf ! Mais, que la direction n’oublie pas que nous étions les seules à courir des risques car nous étions les seules négatives dans un espace positif, même si c’était par choix !

Propos recueillis dans les Hauts de France le 12/06/20

NOTES

1 – Le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran valide, par courrier, aux deux fédérations (Fehap et FHP) le principe du versement de la prime Covid-19.   

Ce contenu a été publié dans General, Témoignages. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.