L’enquête ouvrière… la classe !

L’enjeu de l’enquête ouvrière est toujours un retour à la classe dicté par les circonstances.

La première d’entre elles, demeurée valable depuis les origines jusqu’à nos jours, tient au fait que la classe ne se livre pas d’emblée, comme telle. Elle n’existe pas en regard d’éléments donnés, de catégories qui la définiraient une fois pour toute. La classe se décompose et se recompose en permanence. Elle est structurellement changeante dans le temps et l’espace. A chaque époque, elle est le résultat “d’un processus tendanciel”(1). Elle se caractérise avant tout par les divisions qui la modèle, liées aux formes que prend l’exploitation dans le processus de production ou de la reproduction. C’est la raison pour laquelle, il fut toujours difficile, voire impossible de repérer “UNE classe ouvrière”. D’autant qu’après “l’intégration de la classe”, proclamée par nombre de sociologues et par certains marxistes au milieu du siècle dernier, on nous rabâche aujourd’hui qu’elle aurait tout bonnement disparu. Cette pré- tendue intégration de la classe, a suscité de nombreuses dénégations. Celles formulées en leur temps par P.Mattick gardent toute leur actualité, d’autres à la suite en partagent les conclusions : l’intégration de la classe est d’abord un non-sens. La classe est justement ce moment de négation de l’individu atomisé produit en série et séparé de ses semblables. Sans compter qu’entre temps, certains avaient cru découvrir “la nouvelle classe ouvrière”, prétendument celle des techniciens, tandis que d’autres eurent la révélation du “nouveau mouvement ouvrier”(2).

… une rude race païenne : sans foi, ni loi, ni idéal” ?

Si à son époque, l’enquête italienne présentait l’ouvrier de la grande usine comme LA figure de la centralité de classe, reconnaissons que depuis le démantèlement des grandes concentrations ouvrières(1), ni la classe et encore moins sa centralité ne sauraient aller de soi. Et la dissolution de l’expression politique liée à son histoire, le communisme, ajoutent encore à la difficulté. De fait, les chances de parvenir à définir cette catégorie de façon univoque paraissent assez maigres. A l’évocation vaguement romanesque que Tronti donne de la classe, celle “d’une rude race païenne : sans foi, ni loi, ni idéal”(3), on préférera l’approche de l’auteur de “La formation de la classe ou- vrière en Angleterre”, EP. Thompson. Ce dernier ne considère pas la classe comme une catégorie, ni comme une structure mais comme “quelque chose qui se passe dans les rapports humains”. Quelque chose qui, selon lui, “échappe à l’analyse dès lors qu’on tente de le fixer dans un pur modèle”. En effet, la difficulté à laquelle nous nous heurtons n’est pas nouvelle. Elle réside dans l’impossibilité récurrente d’ articuler les deux figures d’ une même matérialité : la classe comme objet sociologique et sujet poli- tique. Mais, est-il seulement possible de dissocier les deux, hormis dans les moments de tension sociale extrême, dans les instants de rupture politique, quand tout bascule ? Sans oublier qu’en arrière plan, la fameuse question de la conscience d’appartenir à une classe particulière demeure entière. Alors, pour sortir de l’ornière, on recourt parfois à des subtilités d’ordre sémantique. Puisqu’il n’y aurait plus de classe ouvrière, peut-être existe-t-il toujours un prolétariat ? Un prolétariat “diffus”, “une multitude” ou un “ouvrier social” ? Bref, une entité plus plastique et plus raccord avec la période incertaine que nous traversons.

Si l’épithète “ouvrier” est probablement à réinterroger dans l’attente de démêler ce que pourrait être actuellement la composition de la classe, il n’est pas pour autant à abandonner. N’en déplaise à certains. La séparation entre le travailleur manuel et le travailleur intellectuel n’a jamais été aussi ténue, et la figure ouvrière, même à “auto-dépasser”, à “auto-abolir”, comme se le figurent certains(4), demeure malgré tout une image plus englobante qu’excluante. En- core faut-il se garder de l’agiter comme un fétiche, car l’intérêt à préciser de quoi on parle, n’a de sens que si politiquement cela trouve des implications dans le réel. Une enquête menée aujourd’hui pourrait, sait-on jamais, nous éclairer sur la question.

NOTES

(1) A ce propos, lire le texte d’A. Cavazzini : “Introduction à l’étude de l’enquête ouvrière”, in : http://grm.hypotheses.org/874


(2) Au sujet de la prétendue “intégration de la classe”, comprise comme l’acceptation par les ouvriers des valeurs de l’entreprise et du capitalisme, il est utile de relire le livre de P.Mattick :“Intégration capitaliste et rupture ouvrière”. Du même auteur, un autre texte important: “Y a-t-il un “autre” mouvement ouvrier ?”. Ces textes sont trouvables sur internet .


(3) “Nous Opéraïstes”. Mario tronti. Ed. D’en bas & Ed. De l’éclat. 2013


(4) Ceux pour qui, la classe nommée par défaut “ouvrière” doit s’abolir pour que s’accomplisse enfin la prophétie. Cette hypothèse, qui jusqu’à aujourd’hui demeure une hypothèse, n’entre pas en ligne de compte dans le cadre de nos débats, c’est pour nous d’un autre registre.

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