Un retour sur la grève dans les Ehpad à travers le récit d’une expérience collective vécue à Boulogne-sur-mer.
Le 30 janvier dernier, un appel national invitait le personnel des Ehpad (1) à se mettre en grève. La principale revendication portait sur l’amélioration des conditions de travail et l’obtention de moyens financiers et humains supplémentaires. Il est intéressant de noter que les salariés du privé ont répondu présent aux côtés de ceux du public. Le soutien de la FNADEPA (2) et de l’AD-PA (3) et de ce fait de certains directeurs d’Ehpad, a peut-être aidé des salariés du privé à sauter le pas. Une sorte d’aval accordé par la hiérarchie. Un tiers des effectifs du secteur de la santé aurait ainsi répondu à cet appel.
Il est sans doute utile de rappeler que les Ehpad du public sont soumis à l’obligation d’un service minimum. Par conséquent, de nombreux salariés qui auraient souhaité faire grève se sont retrouvés réquisitionnés pour assurer la continuité des soins, comme l’exige la loi. La mesure ne s’applique pas encore dans les Ehpad du privé. Il y est donc plus facile de faire une journée de grève et de laisser la direction se débrouiller pour assurer la permanence des services.
Les raisons de la grève
Au fil des treize années passées dans le métier, j’ai pu observer une dégradation croissante des conditions de travail. L’une des raisons principales tient au fait que les personnes âgées entrent de plus en plus tard en Ehpad. Elles y sont admises dans un état de dépendance accrue et atteintes de pathologies multiples. Les directions font le choix délibéré de sélectionner en priorité des personnes avec un GIR (4) élevé. Cette stratégie se résume simplement : plus la personne âgée est dépendante et plus le prix de l’hébergement sera élevé. Les meilleurs candidats sont les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Elles entrent directement dans la catégorie GIR 1 ou GIR 2. Pour les personnels, cela se traduit par une augmentation de la charge de travail sans revalorisation des effectifs. Au fil du temps, les salariés s’épuisent psychiquement et physiquement. Leur corps est brisé.
Selon le rapport établi par la mission « Flash » sur les Ehpad (5), l’indice de fréquence des accidents du travail est « deux fois supérieur à la moyenne nationale toutes activités confondues, supérieur même au monde du bâtiment et des travaux publics ».
Les directions, malgré leur prétendu soutien médiatique, imposent une pression intenable à leur personnel pour maintenir des soins et une image irréprochables. Aux dégradations des conditions d’exercice, s’ajoute de plus en plus souvent le non remplacement du personnel absent. Dans le cas contraire, les patrons recourent à un personnel non qualifié et sans expérience pour pallier aux congés, aux arrêts ou aux accidents du travail. Ce choix de le hiérarchie augmente la charge de travail. Le salarié titulaire doit dans le même temps former ces remplaçants, exécuter ses propres tâches et très souvent prendre les leurs en charge. Une telle organisation du travail occasionne un grand stress car nous sommes responsables si le moindre incident ou accident survient. Un grand nombre des salariés, exerçant dans le milieu de la santé, tiennent grâce à la prise de médicaments (anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères pour dormir,…).
La grève à Boulogne sur mer…
Le 30 janvier 2018, pour la première fois, les collègues se mettaient en grève. Deux semaines auparavant, à ma grande surprise, certaines étaient venues m’annoncer vouloir arrêter le travail. Dans la structure, comme dans la majeure partie des Ehpad privés du Boulonnais, la plupart des salariés ne sont pas syndiqués.
Tout d’abord, il fallait que la grève soit visible de l’extérieur. Nous avons donc décidé avec celles et ceux qui étaient intéressés de tenir un piquet de grève devant l’établissement. Nous avons ensuite réalisé une banderole et des pancartes sachant que nous devions travailler dans l’urgence. Enfin, nous avons rédigé un tract informatif simple et court. En un week-end, pendant nos pauses et le soir après le boulot nous sommes parvenus à réaliser tout ce que nous avions prévu : la banderole, des t-shirts et un tract. L’envie de faire et la motivation étaient plaisantes à voir. Chacun a mis la main à la pâte selon ses possibilités et le temps dont il disposait.
Le 30 janvier à 7h nous nous sommes retrouvés devant l’établissement afin de tout mettre en place pour la journée. Nous avons tenu le piquet jusque 16h30 non stop. D’autres salariés nous ont rejoint tout au long de la journée et en se relayant. Chacun a apporté sa bonne humeur, son dynamisme, sa thermo de café, son pain et sa confiture maison, ses pains au chocolat, ses mignardises. Autour d’un pique-nique improvisé, de trois grévistes que nous étions au départ, nous nous sommes retrouvés à quinze.
Qui s’est mis en grève ?
Le personnel en grève était des AS (6) et des AMP (7), diplômés, et titulaires de leur poste. Le personnel resté en poste comptait : les infirmières, le personnel remplaçant et le personnel non diplômé, et l’administration bien sûr. Ils ont juste indiqué leur solidarité en arborant un brassard « EN GRÈVE ». La plupart des grévistes ne sont pas venus sur le piquet de grève. Il n’était pas question pour eux de revenir sur leur lieu de travail pour quelque raison que ce soit. L’épuisement et la colère étaient les seuls sentiments qui les animaient.
La stratégie de la Direction
Le vendredi avant la grève, la direction organisa une réunion d’urgence. Le but était de recenser le nombre exact de grévistes. Cette requête avait été commandée par courrier par l’ARS (8). À cette occasion, comme la plupart des Directeurs d’Ehpad, celui de notre structure annonça son soutien à la grève, adoptant le choix stratégique de la FNADEPA. Il ne pouvait pas nous empêcher d’arrêter le travail mais il invita insidieusement le personnel à opter pour le brassard « EN GRÈVE » et à maintenir une continuité de soins avec un service minimun. Un collègue lui rétorqua : « le brassard ne sert à rien, faire grève c’est un arrêt total du travail, maintenant l’unique façon de se faire entendre c’est de mettre le feu aux voitures sur le parking ». Cela a fait rire tout le monde, mais on entendait parfaitement ce qu’il voulait dire. C’est ce sentiment que ressentent la plupart des salariés. Tu ne peux plus voir en peinture ni ton lieu de travail ni ton boulot. Tu as juste envie d’une chose, tout foutre en l’air. Le discours du patron soutien/séduction n’a pas fonctionné. Le 30 janvier, la majorité du personnel en poste le matin et l‘après midi confondu, s’est mis en grève totale.
Mais la Direction n’avait pas dit son dernier mot. En fine stratège, elle profita de l’occasion pour redorer son image devant l’opinion publique. Elle utilisa notre présence devant l’Etablissement pour faire un coup médiatique dans la presse locale.
Faut-il y voir un espoir ?
Cette grève nationale dans les Ehpad est une première du genre. Depuis des années, plusieurs structures ont mené des luttes de façon isolée, chacune dans leur coin mais elles ont été l’élan qui a entraîné cette bataille d’un jour. Le 30 janvier, le ras le bol s’est fait sentir et il s’est exprimé avec force. A Boulogne sur mer et sûrement ailleurs, les salariés se sont mis en grève et se sont organisés malgré l’absence de représentation syndicale dans la structure. Ils ont découvert et ont fait l’expérience de l’action collective et de la solidarité. Un moment de vie formateur et qui restera marquant pour la plupart d’entre-eux.
Une aide soignante. Boulogne-sur-mer, le 15/02/18
NB : Depuis, l’intersyndical appelle à une nouvelle journée nationale de grève le 15 mars 2018.)
Notes :
(1) Les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) sont des maisons de retraite médicalisées qui proposent un accueil en chambre. Les EHPAD s’adressent à des personnes âgées de plus de 60 ans qui ont besoin d’aide et de soins au quotidien.
(2) La F.N.A.D.E.P.A., Fédération Nationale des Associations de Directeurs d’Etablissements et Services pour Personnes Agées, est une association de loi 1901 créée en 1985. Elle est ainsi la tête de pont d’un réseau de plus d’un millier de professionnels de terrain, rassemblés en associations départementales et régionales. Elle est la seule fédération à regrouper les directeurs d’établissements et de services pour personnes âgées issus des fonction publique hospitalière, fonction publique d’Etat, fonction publique territoriale, secteur associatif, secteur privé commercial.
(3) L’AD-PA, Association des Directeurs au service des Personnes Agées, regroupe des directeurs et directeurs adjoints de coordinations, de services à domicile et d’établissements pour personnes âgées, publics et privés, sur l’ensemble du territoire national, des directeurs retraités, des étudiants en formation de directeur.
(4) Le GIR (groupe iso-ressources) correspond au niveau de perte d’autonomie d’une personne âgée. Le GIR d’une personne est calculé à partir de l’évaluation effectuée à l’aide de la grille AGGIR. Il existe six GIR : le GIR 1 est le niveau de perte d’autonomie le plus fort et le GIR 6 le plus faible. Seules les personnes évaluées en GIR 1 à 4 peuvent bénéficier de l’APA (allocation personnalisée d’autonomie).
(5) Synthèse des propositions de Mme Monique Iborra, rapporteure de la « mission flash » relative aux Ehpad. À consulter pour info.
(6) AS : Aide Soignant
Sous la responsabilité de l’infirmière, l’aide-soignante s’occupe de l’hygiène et veille au confort physique et moral des malades. Elle surveille le malade, prend sa température ou son pouls. Elle aide à la prise des traitements. Elle est responsable de la propreté de l’environnement du malade. Elle refait les lits, nettoie la chambre et procède à la désinfection des lieux. Elle doit respecter des règles d’hygiène très strictes. L’aide-soignante participe également à la distribution des plateaux repas. Elle installe les patients et les aide éventuellement à manger. Le plus souvent debout, elle doit porter ou soutenir les patients. Il est nécessaire d’être en bonne condition physique pour exercer ce métier. L’aide-soignante travaille les week-ends et les jours fériés par roulement. Le travail de nuit est fréquent.
(7) AMP : Aide Médico Psychologique
L’aide médico-psychologique (AMP) intervient auprès de personnes jeunes ou adultes ayant un handicap physique ou mental important. Elle peut s’occuper de personnes âgées dépendantes. Elle les accompagne dans tous les actes de la vie quotidienne. Métier très féminisé. Elle exerce les mêmes tâches que l’AS.
(8) ARS : Agence Régionale de Santé
Elles sont des établissements publics, autonomes moralement et financièrement, placés sous la tutelle des ministères chargés des affaires sociales et de la santé. Elles remplacent depuis avril 2010 les Agences régionales de l’hospitalisation (ARH). Instaurées par la loi Hôpital, patients, santé, territoire (HPST), les ARS regroupent en une seule entité, au niveau régional, plusieurs organismes chargés des politiques de santé : les Directions régionales et départementales des affaires sanitaires et sociales (DRASS et DDASS), les Groupements régionaux de santé publique (GRSP), les Unions régionales des caisses d’assurance maladie (URCAM), les Missions régionales de santé (MRS) et les Caisses régionales d’assurance maladie (CRAM).
Leur champ d’intervention comprend la santé publique (prévention, promotion de la santé, veille sanitaire et sécurité sanitaire) et l’organisation de l’offre de soins (hôpitaux, cliniques, maisons d’accueil pour les personnes âgées et les personnes handicapées).