Les PME sont souvent épargnées des nombreuses critiques liées aux conditions de travail. En effet, une partie de la gauche de la gauche se concentre principalement sur la critique des multinationales et en oublie que le chagrin dans les petites et moyennes entreprises n’est pas rose non plus. S’il est évident qu’être solidaire des ouvriers d’Air France, des Conti ou de PSA, est nécessaire voire politiquement indispensable, il est important de ne pas occulter que dans les PME, les conditions de travail se dégradent aussi très rapidement ces dernières années et de manière beaucoup plus violente. Un ouvrier dans une PME est aussi mal traité et en général bien plus isolé socialement que dans une multinationale.
Les quelques lignes qui suivent témoignent de ma courte expérience d’ouvrier intérimaire dans un chantier naval du Finistère. Loin d’être un cas isolé, ni une généralité (chaque situation est différente), si je prends le temps de rédiger ce témoignage, c’ est parce que ce que j’ ai observé, entendu et réalisé durant trois mois est a mes yeux un exemple concret des conditions de travail de merde dans ce genre de boite, rapporté au contexte social actuel. Remettre ce témoignage dans son contexte local et temporel est aussi important car il faut savoir que dans le sud Finistère, le travail ne court pas les rues, et que pour une grande majorité des ouvriers locaux, avoir un CDI, même mal payé, est souvent gage de stabilité financière quotidienne. A contrario, la construction navale en composite, et plus particulièrement cette entreprise, manque localement de main d’œuvre “durable”. Le travail étant dur et ingrat, peu d’ouvriers intérimaires, qui viennent pourtant de très loin, cherchent à rester dans l’entreprise après leurs missions d’intérim.
L’entretien : CDI à tout prix
La boite d’intérim, lors du premier contact, m’avait signalé qu’il s’agissait d’une longue mission, potentiellement deux-trois mois, le chantier naval devant livrer un caseyeur/fileyeur (1) de 12 mètres rapidement à un patron de pêche local. Cette perspective, loin de me réjouir, m’arrangeait plutôt quand même pas mal, n’ayant pas eu de revenu depuis plusieurs mois. J’accepte donc de rencontrer la direction du chantier naval mi-août.
L’un des deux associés à la tête de cette PME me reçoit et rapidement me fait comprendre qu’ils remplacent la période d’ essai du CDI par une mission d’ intérim. On me cache à peine, malgré mon statut de “débutant” dans le mé- tier, que si je veux signer un CDI rapidement, la direction m’ accueillait avec plaisir. Histoire d’ être pris pour cette mission, je laisse supposer qu’un CDI pourrait m’intéresser, mais dans mon esprit c’est clair depuis longtemps : je n’accepterai pas de CDI chez eux pas plus qu’ailleurs pour le moment.
S’ensuit une visite détaillée de l’usine durant laquelle je découvre que cette PME est prestataire de la construction navale militaire en parallèle de la construction du bateau de pêche pour lequel on veut m’embaucher. J’y rencontre aussi mes futurs collègues et m’aperçois qu’un de mes col lègues de formation travaille dans ce chantier. J’apprendrai rapidement par la suite, que ce dernier a signé un CDI pratiquement dès le premier jour. Ayant une situation personnelle bien différente de la mienne, ce contrat stable, bien que mal payé, l’arrangeait particulièrement le jour de la signature. Quelques mois plus tard il me confiera regretter d’avoir signé un CDI, et sera celui dont la liquidation judiciaire de la boîte début 2017 arrangera le moins du point de vu financier.
Plus d’une heure d’entretien pour une mission d’intérim, c’est peu courant. Et dès le lendemain la boite d’intérim me recontacte pour me dire que le chantier naval est très intéressé par mon profil et que si je veux je peux commencer dès le début de semaine suivante.
L’embauche, un premier aperçu des conditions de travail
Me voilà donc ouvrier, comme une trentaine d’autre, dans ce chantier naval pour de construire un bateau de pêche qui doit être livré mi-octobre, donc dans moins de trois mois. A mon entrée dans l’entreprise, certaines pièces structurelles ne sont pas encore construites. Le chef d’atelier, avec qui j’avais échangé quelques mots de courtoisie lors de l’entretien, me poste sur la construction d’une partie du pont, que réalise seul mon ancien collègue de formation.
Dès les premiers jours, le travail me fait chier, et après moins d’ une semaine j’ ai déjà envie de lâcher l’ affaire. Mais je me surprends à continuer, principalement parce que j’ ai besoin d’argent mais aussi car malgré le travail de merde, l’ambiance dans les ateliers est vraiment sympathique et je me sens, dès les premiers jours, intégré à l’atelier.
En parallèle, j’observe énormément le travail de mes collègues et leur pose rapidement beaucoup de questions a propos de leur travail. Je découvre des profils divers et variés, et me rend compte qu’à part les plus anciens, qui sont dans la boîte depuis l’époque ou ce chantier fabriquait des petits navires de plaisance, la grande majorité des ouvriers qui sont embauchés n’ont pas de formation navale et ne sont dans la boite que depuis une ou deux années seule- ment. Si cette grande diversité de profils et donc d’histoires personnelles me permet d’avoir des discussions très variées, un discours est cependant unanime : “profite tant que tu peux retarder ton embauche en CDI, l’intérim c’est le meilleur statut dans cette boîte”. Dans un bassin d’emploi assez mort et en période de chômage croissant, ce discours est tout de même assez rare. J’ai presque l’impression d’être un favorisé avec mon statut précaire au milieu de tous ces “CDIsés”.
Cette impression se confirmera dès la fin de cette première semaine de travail, lorsque la direction décide d’ajouter 4h de travail le vendredi après-midi pour rattraper le retard déjà conséquent sur la livraison du bateau. Toujours pour des raisons financières, même si passer mes vendredis après-midi dans l’entreprise ne m’enchante guère, faire des heures supplémentaires (indexées a 25%) m’arrangent plutôt. Les collègues m’apprennent alors qu’à la différence des intérimaires, leurs heures supplémentaires ne sont pas payées et qu’ils doivent les récupérer sous forme de RTT dans l’année, ce qui est impossible vu la cadence de travail. Certains accumulent apparemment un nombre d’heures à récupérer qui frôle l’illégalité.
Un point important est aussi sources de beaucoup de discussions au sein des ouvriers : la sécurité. En effet, on en- registre de nombreux petits accidents du travail. Mais ce qui énerve principalement les ouvriers est la non installa- tion d’une soufflerie dans ces locaux pourtant neufs (le bâtiment a été construit l’année dernière). En milieu industriel, l’utilisation des résines, que ce soit époxy ou polyester nécessitent l’utilisation d’EPI(2) classiques, dont principalement le masque à cartouche(3) et combinaison intégrale. Les entreprises doivent aussi s’équiper d’une soufflerie afin de régénérer l’air présent dans les ateliers et ainsi éviter aux ouvriers de travailler dans une atmosphère chargée en produits toxique volatile et dans le cas de la résine époxy, inodore. Ni la médecine du travail, ni les inspecteurs du ministère du travail ne semblent pour autant s’émouvoir de ce manquement à la réglementation. Les ”on dit” de l’entreprise rapportent même que l’entreprise a fait du chantage au licenciement voire au dépôt de bilan auprès des inspecteurs du travail, afin d’avoir une dérogation sur l’installation de cette ventilation. Je n’aurai malheureuse- ment pas l’occasion de savoir si cette rumeur est fondée ou pas. Néanmoins, la bonne ambiance au sein de l’atelier semble être en total décalage avec les décisions prisent par la direction. En réalité je m’aperçois très rapidement que l’atmosphère sociale est vraiment désagréable. Mais une sorte de résignation semble empêcher les ouvriers de faire bouger les lignes…
Le rythme est pris
Après plusieurs semaines de travail, et la reconduction systématique de mes contrat d’intérim – des fois même sans m’en informer, apparemment je dois être si heureux de travailler que la boite d’ intérim n’estime pas nécessaire de m’informer qu’elle s’est engagée en mon nom sur la prolongation de ma mission et semble étonnée lorsque de je menace de pas signer le contrat- je prends le rythme de travail et fais maintenant parti du décor ouvriers de la boîte. Certains m’assurent que je signerai un CDI un jour, sinon je seras déjà parti. Mon avis à ce sujet n’a pas évolué, et j’en ai même informé le contremaître qui semble un peu désabusé et me demande si je suis prêt a passer un accord oral avec lui et rester jusqu’à la livraison du bateau, prévu maintenant pour fin octobre. J’accepte, me disant que ça m’engage a rien et que je me casserai dès que j’aurai envie. De son coté je sais très bien qu’il n’aura aucun scrupule à ne pas renouveler mon contrat s’il estime ne plus avoir besoin de moi, même avant sa fin. D’ailleurs ce contremaître joue parfaitement son rôle, c’est-à-dire un double jeu. Se plaçant du coté des ouvriers en leur présence mais du coté de la direction dès que les ouvriers les plus revendicatifs sont absents. Je ne porte pas plus d’affection à ce gars qu’aux dirigeants qui ont vendu ce projet dont les délais sont intenables et qui rendent au fil du temps le travail très stressant. On demande en effet aux ouvriers de bosser plus rapidement, et la direction essaye même de faire passer, à la mi-septembre, l’heure d’embauche de 8h à 7h du matin. C’ est à cette occasion que j’ observe la première réaction des ouvriers. Malheureusement pas collective, Certains refusent cette optique, et décident en parallèle de ne plus faire d’heures supplémentaires. Si dans un premier temps la direction recule, mi-octobre, suite a une réunion “de crise”, la grande majorité des ouvriers viendront travailler à 7h sans râler…
Cette bonne ambiance dans l’atelier, celle-là même qui me fait tenir, ne s’exprime pas pour autant dans une quelconque solidarité entre ouvriers. Si lors des discussions durant les poses, l’idée de débrayer émerge timidement, aucune action collective n’est envisagée. Seules des actions individuelles apparaissent ça et là. L’un refusant les heures supplémentaires, les autres de nettoyer l’atelier la veille de la visite de la médecine du travail, sans en informer l’équipe de l’atelier d’à coté.
En fait, quoi que décide la direction, elle arrive un jour ou l’autre à l’imposer à ses ouvriers, principalement parce qu’elle n’a en face d’elle aucune réaction directe. En quelques années ce chantier naval qui est passé de cinq ou six salariés à une trentaine avec un bureau d’étude, a vu disparaître les primes d’intéressement, les pauses de l’après-midi et simplement même les fêtes internes lors des livraisons des gros chantiers. Ne parlons pas du respect et des simples remerciements de politesse, qui même de façade, n’existent absolument plus entre la direction et les ouvriers. Après ma fin de contrat, je décide de ne pas renouveler ma mission, et reste très frustré de cette ambiance sociale au sein d’une boîte ou la démission a pris la place de la lutte collective. La question principale qui se pose a mes yeux est de savoir pourquoi les ouvriers se laissent écraser par une direction qui enchaîne les décisions stratégiques depuis plusieurs années. Décisions, ayant pour conséquence la diminution des acquis sociaux des acteurs principaux de la construction.
Et la suite
Mon contrat terminé, la boite d’intérim m’annonce que mes heures supplémentaires (une 40aine tout de même) ne seraient pas payées à cause d’un accord d’entreprise. Après avoir menacé de déposer plainte aux prud’hommes par lettre recommandée à cette agence d’intérim, je récupère mes heures supplémentaires assez rapidement…
Deux mois après la fin de ma mission, j’apprends en allant rendre visite sur le bateau, enfin mis a l’eau dans le port de Loctudy mais toujours pas terminé, que la boîte est en redressement judiciaire, et que les salaires de décembre ont été payées par un mandataire judiciaire avec trois semaines de retard. La liquidation de la boîte a finalement lieu fin janvier, le bateau sera fini par un autre chantier, et les ouvriers ayant un CDI depuis plus d’un an toucheront un an d’indemnité de licenciement. Les autres, plus fraîchement embauchés, s’en sortiront moins bien : l’ancienneté sera apparemment la base de leurs indemnités.
Arturo, Finistère Sud
Notes
(1) Bateau d’usage courant en Bretagne, pratiquant une pêche mixte au casiers pour la pêche aux crustacés et au filet pour poissons.
(2) Équipement de protection individuel
(3) Masque de protection contre les produits chimiques volatiles, ne se substituant cependant pas à une soufflerie