Nous publions cette contribution qu’Henri Simon, un des animateurs de la revue Echanges et Mouvement (1) nous a fait parvenir après la publication du numéro spécial de La Mouette Enragée sur l’enquête ouvrière. Le débat reste ouvert et nous accueillerons avec intérêt tout nouveau point de vue que l’on nous communiquera.
A propos du numéro spécial de La Mouette enragée (n° 35, premier semestre 2018)
Une enquête ouvrière digne de ce nom contraindrait de répondre à quatre critères bien précis : son champ de recherche, son contenu, comment elle est menée, et pourquoi on l’entreprend, ces trois points étant interdépendants et la réponse à l’un de ces points expliquant la réponse donnée aux autres points.
Un champ de recherche
Le champ de recherche est à la fois géographique et dans une zone géographique définie, les lieux où l’on trouve, quelles qu’en soient les formes et les conditions, l’exploitation de la force de travail. La recherche doit donc considérer sur l’étendue du monde, aussi bien l’exploitation des enfants dans la République Démocratique du Congo ou au Mali que les esclaves de l’élevage de la crevette en Thaïlande aux centaines de milliers d’esclaves de Foxconn en Chine jusqu’aux informaticiens d’Apple dans leur palais du travail de Seattle en passant par techniciens des plateformes pétrolières offshore
Limiter l’enquête au pays capitalistes développés ou à un mode précis de travail ou à un cadre national peut avoir un intérêt documentaire mais un intérêt tout relatif étant donné les imbrications internationales de toutes les formes et conditions d’exploitation mondiale de la force de travail. Un seul exemple de cela dans ce qui fait aujourd’hui la coqueluche de nombre d’économistes et militants, le secteur de la logistique qui ne peut être considérée que sur le plan mondial avec de nombreuses dépendances d’autres secteurs dont le secteur productif et qui a aussi d’énormes possibilités de substitutions permettant de tourner un blocage quelconque y compris celui d’une grève limitée géographiquement
Le contenu de l’enquête ouvrière
Un autre champ de l’enquête concerne la vie de tout travailleur. Elle n’est abordée en général que sur ce qui n’est souvent que la moitié de sa vie, sa présence sur le lieu de travail, là où l’entreprise capitaliste consomme la marchandise « force de travail », l’épuisement partiel et variable de la force physique et/ou intellectuelle du travailleur. L’autre partie de la vie du travailleur, négligée le plus souvent par l’enquête ouvrière qui ne s’intéresse qu’aux comportements sur le lieu de travail, concerne la reconstitution de cette force de travail, la récupération de ses capacités physiques et/ou intellectuelles dans ce qu’on appelle la vie privée mais qui en fait est conditionnée par le rapport capital-travail, non seulement dans le lieu de travail mais hors de ce lieu. Au début du capitalisme, cette intervention du capital dans cette reconstitution de la force de travail était directe, et prenait la forme d’un contrôle social total. Une partie des prolétaires était logée, nourrie sur le lieu même du travail (on trouve cela encore en Chine notamment). Plus tard, cela prit d’autres formes comme les cités ouvrières par exemple. Aujourd’hui, ce contrôle social de la reconstitution de la force de travail est beaucoup plus subtil et différencié, touchant pratiquement tous les aspects de la vie. Mais elle tout autant négligée par l’enquête ouvrière
Un autre champ de l’enquête ouvrière est tout autant négligé par ceux qui ne voient dans ce qui fait leur objet de choix que les prémisses d’une possible extension vers une explosion généralisée. Toutes les formes de résistance au travail devraient être envisagées, certaines ne l’étant parfois que sous le chapitre théorique « refus du travail ». Pourtant ces formes aussi diverses que généralisées, souvent individuelles mais devenant collective par leur répétition et des formes de complicité sont souvent considérées par les tenants du capital comme beaucoup plus préjudiciables à la productivité du travail que les grèves. Ces formes de résistance concernent la récupération du temps et des objets (outils comme la marchandise ou les deux dans la perruque), le ralentissement discret des cadences ou leur détournement, le sabotage, l’absentéisme, le turnover, la menace et le chantage). Ces pratiques deviennent parfois collectives seulement par leur multiplication non organisée ou la complicité et le silence qui dicte l’omerta dans toute enquête à ce sujet. Une armée de sociologues entend de trouver les remèdes et leurs recherches peuvent être considérées comme à l’origine des orientations actuelles du droit du travail dans la personnalisation de chaque travailleur. Dans ce domaine, l’enquête ouvrière est particulièrement défaillante.
Comment mener l’enquête ouvrière ?
Cela peut être fait soit directement, tout travailleur du rang s’exprimant directement soit par écrit, soit oralement avec quelqu’un qui prend note, soit par un « établi » individuel (journaliste le plus souvent) ou « envoyé spécial » « l’établi » d’un groupe quelconque plus chargé d’agiter le bocal que de témoigner. Cela peut être fait indirectement en recueillant le plus possible d’informations de différentes sources et en les recoupant.
Dans cette quête, tout est relatif, non pas tant parce que tous ces témoignages ne sont pas honnêtes (ils peuvent l’être) mais parce que, comme on peut dire, chacun voit midi à sa porte Dans les témoignages directs, la confiance est de règle. Si elle n’est pas totale, le travailleur, directement ou interviewé ne livrera qu’une partie de ses résistances, ce qui peut lui valoir des sanctions éventuelles de l’employeur. De plus, sans que son honnêteté soit en cause, ce qui est important eu égard à cette connaissance du monde du travail, n’est pas ce que le travailleur pense, ni ce qu’il pense de ce qu’il fait mais ce qu’il fait. Maints exemples montrent que ce que l’on pourrait appeler des contradictions entre ces trois niveaux qui n’en sont pas en réalité, L’enquête ouvrière peut parfois difficilement faire le tri entre ces contradictions car ce que fait réellement le travailleur n’est pas révélé. Ceci est encore plus valable dans le cas d’infractions aux règles dans le quotidien car le risque de sanctions est particulièrement grand, plus que dans le risque de faire grève.
Ce qui peut venir des « établis » ou de travailleurs de base ayant adhéré à une organisation quelconque doit être aussi considéré d’une manière très relative car ces témoignages privilégieront ce qui va dans la ligne de l’organisation dont il est membre, c’est-à-dire sélectivement. J’ai eu l’occasion par exemple de voir dans la relation donnée par les Voix Ouvrières et Lutte Ouvrière de luttes de base combien ils pouvaient distordre la réalité. Cela peut être une des limites de l‘enquête ouvrière si elle est faite – en toute honnêteté par un membre d’un groupe ayant une orientation bien définie. Cette limite est encore plus étroite pour tout ce qui peut venir des médias, les informations sur la condition ouvrière et les luttes devant être particulièrement analysées en fonction de leur source et des impératifs politiques du moment.
Au cours de ma longue période (26 ans) de militant de base dans une boîte importante, ou de tentatives de contacts directs avec des travailleurs de boîtes en lutte en France et en Belgique, j’ai pu me rendre compte à quel point il était difficile de cerner la condition ouvrière tant de l’intérieur et encore plus de l’extérieur Même s’il pouvait confier beaucoup de choses à un militant de l’intérieur en qui il avait totalement confiance, il était pratiquement impossible de lui faire écrire quoi que ce soit à ce sujet non parce qu’il ne savait pas écrire mais parce qu’il jugeait que cela n’en valait pas la peine mais aussi parce que s’il le faisait, écrire, ne devait pas reproduire le langage parlé mais devait être « de la littérature ». Toutes mes expériences en ce sens ont été décevantes ; relativement à cette question, les témoignages écrits directs de travailleurs émanent ou de ceux qui ont pu faire des études ou des « établis » .
Le pourquoi de l’enquête ouvrière
C’est sans doute la question la plus importante car elle définit la manière dont cette enquête sera menée et le contenu qu’on lui assigne. Et les groupes qui entendent la mener ont des positions envers leurs propres activités dans la lutte de classe qui reste déterminante dans les orientations de l’enquête. J’ai déjà mentionné ci-dessus le seul intérêt porté la plupart du temps dans ces enquête aux seules relations de travail et aux luttes ouvertes – toutes formes de grève.
Si je considère les groupes que cite le numéro spécial comme menant l’enquête ouvrière force est de constater qu’ils ont en commun une perspective d’intervenir d’une façon ou d’une autre dans les luttes et que l’enquête ouvrière n’est alors qu’un instrument à visées politiques, ce que résume bien ce que dit le “Collectif de liaison pour l’autodéfense et la solidarité de classe” dans sa présentation : “diffuser les luttes sociales locales et surtout intervenir pour l’élargissement de ces dernières à tous les prolétaires“. Ce qu’en d’autres termes, les présentations des autres groupes cités reproduisent plus ou moins.
Mais parmi ces groupes une mention spéciale doit être faite au groupe anglais “Angry Workers of the World “ car, contrairement aux autres groupes cités qui n’ont qu’une base nationale, ce groupe, qui n’est pas spécialement britannique appartient, à travers ses animateurs, à la tendance d’origine italienne, opéraïste, une tendance qui est un des principaux promoteurs de l’enquête ouvrière à des fins précises (Quaderni Rossi, Potere Operaio, etc). Un des éléments les plus actifs de cette tendance, est le groupe allemand Wildcat (et la revue du même nom) auquel se rattachent deux militants professionnels dont l’un anime présentement Angry workers et l’autre actuellement en Pologne autour d’Amazon. Je connais ces militants de longue date et, même si je ne partage pas leur orientation politique (la constitution d’une sorte de parti universel), j’ai toujours eu des contacts fraternels avec eux et me suis servi abondamment des « enquêtes ouvrières » qu’ils menèrent dans les secteurs qu’ils ont considéré, à un moment ou à un autre, comme porteur d’une perspective révolutionnaire. L’enquête ouvrière résidait alors pour eux dans l’approfondissement des conditions de travail et des résistances dans ce milieu spécifique. C’est ainsi que l’intérêt du groupe Wildcat et de ses militants s’est porté après l’apologie des squats, sur les prolétaires turcs d’Allemagne pour transférer leur centre d’intérêt d’abord sur les centres d’appel ( un bon live fut le résultat de cette expérience militante), puis sur l’Inde et la Chine, considérés d’après le livre de Beverley Silver (Forces of labor,Workers movement and globalisation since 1870) qui, de concert avec l’universitaire italien Giovanni Arrighi sont proches de la tendance operaïste. C’est ainsi que ces deux militants se retrouvèrent après avoir écumé les centres d’appel, l’un en Inde, l’autre en Chine.
Celui qui anime présentement Angry workers à Londres put prendre contact avec un groupe mitant de la banlieue industrielle de Dehli, Kaminist Kranti, faire de fréquents séjours en Inde participer à leurs activités et faire un excellent travail de diffusion des conditions de travail et des luttes en Inde.
Ce bulletin en anglais « Gurgaon Workers News, a eu 64 numéros mais cessa d’être publié en novembre 2015 ce qui est fort regrettable car ce fut une source inestimable sur la condition ouvrière et les luttes en Inde.
Le camarade de la tendance qui avait jeté son dévolu sur la Chine ne pouvait, et pour cause, avoir une activité aussi ouverte et il dut se contenter, après de longs séjours en Chine et avoir appris le chinois d’obtenir des informations sur les luttes en Chine que par les canaux clandestins aboutissant tous à Hong Kong. Mais néanmoins, lui aussi fit un excellent travail pour ce qu’on aurait pu appeler l’enquête ouvrière en Chine.
Dans ces deux cas, étant donné ce que je considérais comme très important pour la connaissance du mouvement ouvrier mondial, j’ai cherché à comprendre pourquoi ces deux camarades avaient ainsi abandonné des recherches militantes sur deux pays aussi importants dans la compétition capitaliste mondiale.
Tous deux avaient quitté leur orientation d’activité pour retourner en Europe et se consacrer à la logistique. J’ai compris ce bouleversement quand j’ai lu ce texte de Sergio Bologna, une tête pensante du mouvement opéraïste
De l’usine au conteneur 2016
Vous me demandez si la logistique est importante dans le monde capitaliste d’aujourd’hui : eh oui, il suffit de dire qu’on appelle la logistique « the physical Internet ». Sans logistique il n’y a pas de mondialisation, c’est son support matériel, tandis que les techniques digitales sont son support immatériel. Mais la logistique, l’organisation de la supply chain, est un univers d’exploitation très forte du travail. L’International Labour Organisation (ILO) estime qu’au niveau mondial il y a 450 millions de personnes qui travaillent dans ce qu’on appelle « the Global Supply Chain ». Ces dernières années, la conflictualité a augmenté dans ce domaine. Peu à peu, cette force de travail commence à revendiquer de meilleures conditions. Il y a eu des luttes extraordinaires dans les ports par exemple (Los Angeles, Long Beach en décembre 2012 et pas encore terminée deux ans après ; en 2013 à Hong Kong, là où sont entrés en grève des dockers qui n’avaient ni syndicat ni expérience de lutte ; janvier 2016 Rotterdam….). En Italie nous avons une expérience formidable chez les manutentionnaires des plateformes de la Grande Distribution, composés à 99% d’immigrés, organisés longtemps en fausses coopératives souvent contrôlées par la mafia, sans contrat, sans droits. Tout ça a sauté quand après 2010 des organisations de base, comme AdL Cobas de Padoue ou Slai Cobas de Bologne, ont commencé à organiser ces travailleurs, à bloquer avec de piquets «durs » les centres de la Grande Distribution et à imposer des négociations aux patrons, résistant à une répression violente de la part de l’establishment, qui avait toléré une situation d’illégalité et de violation des droits des travailleurs pendant vingt ans. Je retrouve parmi ces nouveaux syndicalistes des anciens militants sortis du grand ventre de l’Autonomie Ouvrière que j’avais connu à Padoue et qui à l’époque avaient lu avec beaucoup d’attention le « Dossier transport » de Primo Maggio…
Ainsi, ces deux camarades abandonnant qui l’Inde, qui la Chine, obéissaient en fait à des orientations politiques des penseurs du mouvement auquel ils se reliaient.
A la lumière de ce que je viens d’exposer il apparaît que l’on se trouve devant une sorte d’organisation internationale diffuse mais dont les éléments actifs suivent les directives des penseurs du mouvement operaïste dont la base de recherche est de trouver dans le monde “le sujet révolutionnaire”. Ce qui, au-delà des inestimables informations que leurs recherches peuvent apporter dans un secteur défini, relativise quand même leur apport qui, du fait de leur saut d’un sujet à l’autre, prend peu à peu, avec l’évolution du monde un caractère plus historique qu’actuel.
Je crois devoir ajouter pour illustrer cette relativité que le camarade oeuvrant en Inde avait diffusé alors qu’il collaborait avec Komunist Kranti un texte appelant à la formation d’un nouveau type de parti qui soit à la fois politique et syndical. Pour sa part, le camarade officiant en Inde appelait à la formation d’un réseau mondial de soutien aux militants professionnels de l’autonomie capable de leur offrir l’hospitalité dans tout pays lieu de leur activité militante.
Tout ceci est seulement pour tenter de cerner la réalité d’activités sur lesquelles je n’ai aucun droit à me prononcer et dont je reconnais avoir profité pour mes propres activités. . Et reposer la question :
Quid de l’enquête ouvrière ?
Texte reçu à Boulogne-sur-mer, le 6 septembre 2018.