Enquêtes sur les métamorphoses de la classe ouvrière Lecture de « Le temps d’écouter »(1)

On connait Michel Pialoux pour ses enquêtes auprès des OS de Peugeot Sochaux. On connait peut-être moins le travail qu’il a mené auparavant. Son regard est certes celui d’un universitaire, extérieur à l’objet de son étude. Il n’est ni ouvrier, ni militant d’entreprise. Pour autant, l’enquête est l’outil qui permet d’après lui d’éloigner la fiction d’un ouvrier abstrait, défini seulement par l’organisation du seul travail auquel il est soumis. Attaché à une certaine tradition marxiste qu’il n’hésite pas à critiquer, il pointe de sa plume les analyses essentialiste et oublieuses des rapports de classe. Mais surtout, il retisse la trame d’une histoire éminemment fracturée qui court des années 60 du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui. Son récit met en lumière nombre de mécanismes souvent imperceptibles mais ô combien déterminants dans les transformations en profondeur qu’a connu le monde ouvrier durant cette période. Devant la somme que représente cet ouvrage et la multiplicité des entrées qui en font sa richesse, nous avons dû sélectionner quelques axes significatifs.

Pialoux mène sa réflexion simultanément sur la vie à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. On retrouve dans son approche une proximité avec le travail effectué en Angleterre par l’historien Eward P.Thompson(2). Il ne déconnecte pas les analyses sur l’école, le logement, la politique de ce qui se joue chaque jour entre les murs des usines. La lutte des classes est pour lui un conflit protéiforme.

Le logement ouvrier et la fabrication des « mal logés »

Pendant très longtemps, il y a eut un désintérêt pour la valeur d’usage du logement dans la classe ouvrière. Les seules politiques d’ampleur en matière de logement social concernaient le logement de la bourgeoisie. Les maisons ouvrières subventionnées par le gouvernement de Napoléon III étaient à la fin de son règne au nombre de 63 à Paris … Les lois Siegfreid de 1894 et Ribot de 1908 donnent naissance aux « Habitations à Bon Marché » financées par la Caisse des Dépôts et la Caisse d’Epargne. Cet ensemble législatif n’aura aucun effet pratique sur le logement ouvrier mais sera repris en l’état après la deuxième guerre mondiale. C’est seulement entre 1910 et 1920 que le capital productif, soucieux de ses intérêts, s’oppose à la bourgeoisie rentière et favorise la prise d’une série de dispositions dont celle du blocage des loyers. Durant l’entre deux guerres, les ouvriers n’accordent que peu d’intérêt à la qualité du logement et sa salubrité. La longueur des journées de travail, l’instabilité de l’emploi et le chômage réduisent leur exigence à la seule proximité du lieu d’habitation par rapport à celui de l’embauche.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le rapport entre les classes est profondément bouleversé. Une idéologie d’expression keynesienne établit l’État dans le rôle de principal financier de l’économie. La loi de 1947 relance la législation d’avant guerre sur la base d’un programme annuel de HLM, nouvelle appellation des HBM et promeut l’accès à la propriété. L’année suivante, l’adoption d’une nouvelle loi maintient le loyer des logements construits avant 1948.   

Mais cette amélioration de l’habitat n’a été possible que par une redistribution géographique des populations et donc par une rupture des solidarités de groupe. Elle induit une première restructuration de la classe et de son mode de vie. Alors que se développent les plans d’aménagement, le secteur bancaire saisit l’occasion de faire son entrée dans un marché naissant. Le taux d’endettement et la part du budget logement pour ménage ouvrier passe de 13 à plus de 22 %.

Plusieurs dynamiques travaillent de concert. L’une d’elle vise à faire de l’accès à la propriété l’un des éléments de la domination politique de la bourgeoisie. S’opère alors pour toute une fraction de la classe une relégation spatiale en même temps qu’une redistribution sociale de l’espace et de l’accès aux biens et services afférent.

De 1948 à 1960,    apparaît un double marché de la location. Dans les grands ensembles neufs, les HLM accueillent l’aristocratie ouvrière et les membres de la petite bourgeoisie salariée. Les logements d’avant 1948 abritent ceux qui se trouvent confrontés au faible nombre de logements libres et aux loyers trop élevés. La pression sur le parc ancien et les opérations de rénovation rejettent hors des vieux quartiers nombre de familles à faible revenus. Dès lors, la logique de la rente foncière déporte ces populations vers la périphérie, là où le prix du sol et des logements sont les plus faibles.

L’apparition des « mal logés » révèle les fonctions contradictoires assignées aux logements HLM. D’un côté, ils servent à valoriser le capital socialisé distribué localement à des offices publics et privé, de l’autre ils ouvrent l’accès aux droits mais avec des moyens réels limités.

De plus le logement HLM oblige : financièrement mais aussi par l’observance de codes sociaux. Toute une fraction de la classe ouvrière se trouve alors dispersée dans ce que Pialoux nomme le « sous habitat ». On assiste au relogement dans l’indifférence du point de chute. LE « cités de transit » sortent de terre à la fin des années 60 et offrent des logements aux normes réduites. Au début des années 70, on pousse une fraction de la classe vers le logement privé tandis qu’on organise la stagnation des HLM.

Rapidement on observe une mise en circulation entre la « cité de transit » et la « cité d’urgence » de la fraction la plus pauvre des grands ensembles. On renforce le caractère répulsif de certaines de ces cités tandis qu’on privilégie l’entretien de certaines autres. Chaque cité va fonctionner comme un organisme autonome dans lequel s’intègre un volant de 40 % d’insolvables.

Apparaissent des oppositions entre fractions de la classe ouvrière. Il devient d’ores et déjà difficile d’envisager une lutte collective. La création des APL va parallèlement contribuer à faire augmenter les loyers. Bientôt, l’obligation de logement, tout comme celle de la scolarisation, participera à désigner les « anormaux ».

Des « mal logés » aux « exclus », le travail de sape de l’identité ouvrière.     

C’est un fait, la classe ouvrière est caractérisée par le fractionnement et l’atomisation tout autant que par les luttes qui l’unifie.

Ainsi, il est courant d’opposer deux fractions de la classe. L’une formée d’éléments stables ayant une carrière devant eux et l’autre à l’avenir irrémédiablement bouché. L’important est de comprendre les mécanismes à l’oeuvre qui les emportent d’un côté ou de l’autre ; de comprendre comment se défait le système des attitudes qui permettait jusqu’alors une relative adaptation à l’ordre économique.   

Pour Pialoux, c’est dans cet entre-deux qu’agissent les institutions sociales, soit en consolidant une position, soit en accélérant une dégradation. Ces institutions produisent leur propre définition des populations auxquelles elles s’adressent et qu’elles diffusent ensuite dans la société, notamment par l’intermédiaire de l’institution scolaire.

La figure de « l’inadapté » est née à l’école avant de se diffuser ensuite dans l’ensemble de la société. Le plus difficile reste de comprendre comment dans un état donné de la structure de classe, telle institution apparait comme « naturelle » et « nécessaire ».

Dans les années 60, avec la prétendue apparition d’une « nouvelle classe ouvrière » surgit l’idée que les « problèmes sociaux » ne recouvrent plus la question ouvrière. Se développe alors un discours sur « l’inadaptation sociale » formulé en direction de ceux qui « ne suivent pas », les « inadaptés ». La mission des institutions sociales sera de travailler à « récupérer » ceux qui peuvent l’être afin de compenser les effets « d’un progrès que l’on ne peut freiner ». On évoque désormais le « handicap social » dont la responsabilité n‘est plus imputable à la structure économique mais aux services collectifs qu’il s’agit alors de réformer en permanence.

Le rôle de certains acteurs sociaux et de l’Etat va être déterminant. Pialoux a étudié attentivement l’action du groupe « ATD quart monde » qui va jouer un rôle particulier dans la légitimation des méthodes et du discours misérabiliste. En agitant l’argument du « rattrapage culturel », ce mouvement établit un schéma explicatif qui n’est nullement attentatoire à l’ordre social. Il guide l’action de l’Etat qui en retour reprend son discours. Son sermon mystico-scientifique porte sur la fraction la plus démunie de la classe ouvrière qu’il s’agit de domestiquer afin de l’aligner sur les standards des « vrais ouvriers ». Et pour ce faire, on dresse des typologies dans lesquelles on regroupe une population que l’on désigne comme frappée de « handicaps socio-culturels » ou « psychologiques ».

ATD s’impose comme un entrepreneur de morale qui invoque la science en permanence : « une science de la pauvreté ». Le discours sur l’exclusion remplace celui sur les antagonismes de classe. Il s’impose sous les traits d’une idéologie médicale diffusée par des acteurs aux champs d’intervention apparemment éloignés mais produisant « un discours unifiant à partir d’impressions floues » : intellectuels, travailleurs sociaux, psychiatres, commissaires aux plans, conseillers ministériels …

A la différence des périodes précédentes, l’encadrement, le contrôle et la répression des populations désignées comme instables s’accomplit davantage par la persuasion et la manière douce. On impose une vieille morale qui s’accorde aux intérêts des nouvelles fractions de la classe dominante.

Des critiques, mais de que ordre ?

Après 68, dans certains cercles critiques on adopte ce discours pour le retourner contre lui même. Un mécanise largement repris et diffusé de nos jours. On met en avant le potentiel subversif de ces nouvelles catégories « d’inadaptés » à l’idéologie dominante. Cette inversion du discours accorde une grande importance aux institutions et dénonce leur caractère coercitif et répressif. S’élabore alors tout un corpus psychologisant, énoncé lui aussi en langage para-médical. On érige en « nouveau sujet » des figures qui ne sont pourtant pas nouvelles, loin s’en faut. Mais surtout, d’après Pialoux, on assiste à la captation de de la parole des autres par toute une série d’intellectuels : Foucault, Fourquet, Deleuze, Guattari et bien d’autres encore qui diffusent en parallèle une petite musique à propos de l’assujettissement de la classe ouvrière. Une nouvelle morale oppose les différentes figures du marginal et sa supposée vitalité à la lourdeur de l’ouvrier.

A partir de là, on substitue aux classes sociales un clivage entre « dominants/dominés » ; « riches/pauvres » ; « nantis/déshérités ». L’espoir réside désormais dans l’alliance entre les figures les plus « abîmées » et leur alliés, les membres des classes cultivées éclairées. Pialoux conclut « On se fabrique un peuple à l’image de son propre militantisme : extraordinaire ! »

A l’épreuve de l’embauche   

Contre l’illusion de l’auto-régulation, Pialoux interroge la correspondance qui s’établit entre les besoins de l’appareil productif et le discours sur les « inadaptations de la main d’œuvre ». L’état du marché du travail n’a rien de naturel. Les discours tenus par les responsables du recrutement ne se distinguent en rien de ceux des agents des service sociaux.

La parole glisse invariablement de l’ incompétence technique aux carences familiales et aux déficiences mentales de jeunes présentés comme des « cas sociaux ». Cette jeunesse non qualifiée est dépeinte comme : amorphe, instable, inquiétante et dangereuse. Mais la description des traits négatifs du comportement ouvrier peuvent, dans certains circonstances, être utilisés efficacement par la machine et les patrons ne s’en privent pas.

Les recruteurs opposent souvent les ouvriers dociles et sérieux aux « jeunes inadaptés ». Encore une fois, l’échec est reporté sur l’école et la famille. Le « cours naturel » des choses, ou un simple « ajustement » écartera ces jeunes de certains secteurs de la production et les orientera vers ceux a moindre productivité, le BTP, le « tertiaire inférieur ». Les stéréotypes culturalistes comblent chez ces recruteurs les méconnaissances des mécanismes sociaux dans lesquels ces jeunes se retrouvent enfermés. L’un deux affirme : « ce sont les épave de la société (…) le principal pour eux c’est la paie, ils ne voient rien devant eux, par apathie, par manque de volonté ». Mêmes stéréotypes à propos des filles jugées plus dociles et moins indisciplinées. Quant aux étrangers, ils occupent souvent aux yeux des embaucheurs une position relativement identique à celle des jeunes « non qualifiés » à cette différence près que ces derniers « se contentent de peu et sont toujours prêts à travailler sans rechigner ».

Le travail intérimaire comme apprentissage de la déqualification

L’apparition du travail temporaire préfigure le développement des formes actuelles du travail dîtes « atypiques ». Né au USA durant la    seconde guerre mondiale, le travail intérimaire arrive en France dans les années 50. Dès 1964, Paris est le premier centre de travail intérimaire au monde et la France le pays ou il est utilisé pour le plus grand nombre de catégories d’emplois.   

Lors des entretiens que mène Pialoux, il ressort qu’une opposition entre générations d’ouvriers se noue autour du travail intérimaire. Les anciens tendent à y déceler et y naturaliser ce qu’ils considèrent être les vices des plus jeunes, en particulier « leur manque de volonté », tandis que pour ces derniers, l’impuissance caractérise les anciens.

Dans les familles ouvrières, on a un rapport à l’école fait de « lucidité désarmée et de bonne volonté démoralisée ». Les termes « choix » et « liberté » n’ont que peu de sens en terme d’orientation scolaire. Comme dit un jeune: « ton métier, tu ne le choisis pas, on te le donne… »

A partir des années 60, le travail intérimaire est devenu le moyen d’obtenir du travail pour la fraction la moins qualifiée de la classe ouvrière, en même temps qu’il est une stratégie d’évitement d’une condition inéluctable. Se développe une « idéologie du travail intérimaire » qui fait apparaître comme des qualités au patronat, des dispositions jusqu’alors perçues comme les symptômes d’une inadaptation sociale : « le goût du changement » ; « l’indépendance » ; « la disponibilité » ; « le peu de goût pour les habitudes ». Pour le jeune travailleur, c’est le moyen de garder sa chance tout en travaillant quand « on en en a besoin ».

L’artisanat et le commerce vont être les premiers secteurs où l’on fait l’apprentissage de cette condition de « faux travailleur », que l’on se prédestine    aux « boulots inclassables ». Et de part et d’autre, le bluff sur les diplômes et les compétences est couramment admis.

A contrario, pour nombre d’ouvriers, l’intérim est perçu comme une hantise de la déqualification, comme une institution repoussoir en regard de ce qu’ils estiment être en droit d’espérer.

Il existe plusieurs usages de l’intérim. Pour certains, il s’établit dans un esprit de calcul en termes de coûts et de profits. Pour d’autres, prévaut la logique « du coup par coup » dans l’attente de l’obtention d’un diplôme obtenu dans un centre de formation. Mais au final, les avantages paraissent illusoires et chers payés :

-temps de travail très long

-perte des avantages sociaux

-absence de promotion

-soumission totale à l’entreprise qui loue la force de travail

Cette forme de salariat renforce certaines dispositions de la structure sociale dans laquelle « tous les coups sont permis » et où la solidarité n’apparait que dans certaines conditions particulières. Le militantisme syndical, quand il existe, doit offrir des résultats palpables et non pas répondre à des satisfactions d’ordre intellectuel. Pour Pialoux, la vie menée par les militants ouvriers dans les cités les prédispose à comprendre « par sympathie » et de « l’intérieur » pourquoi nombre de travailleurs se trouvent acculés au « débrouille-toi » individuel ou à la sortie de l’entreprise et le « se mettre à son compte. » Plus qu’ailleurs, l’action syndicale s’y résume à la gestion des divisions au sein de la classe.   

Les multiples interactions dans la composition de l’identité ouvrière.

C’est localement que se façonne les interactions entre l’implantation d’une entreprise et la main d’oeuvre disponible. L’origine plus ou moins urbaine ou rurale et pas forcément agricole du lieu d’enfance pèse dans la trajectoire de chaque ouvrier. L’origine familiale, la répercussion des expériences parentales ainsi que le niveau et la qualité des équipements scolaires participent d’une distribution de la main d’oeuvre entre les trois pôles aux caractéristiques fort différentes que sont les PME, les grandes entreprises privées et celles du secteur public.

Mais les entreprises doivent s’adapter plus qu’elles ne le voudraient aux contingences locales. Ainsi, de nouveaux modèles se superposent aux anciens plus qu’ils ne les remplacent définitivement. La figure et la fonction de l’OS tout comme le taylorisme auquel elle est enchaînée se transforment mais en aucun cas ne disparaissent.

En règle générale, les ouvriers des PME cumulent les horaires les plus longs et les salaires les plus bas. On y trouve beaucoup d’emplois précaires et le turn-over y est important. Sous la pression des patrons et sous couvert d’indépendance la « mise à son compte » y est répandue, notamment dans le secteur du    bâtiment. On y devient rapidement un sous-traitant de son ex-employeur. Du côté des entreprises du secteur public, on retrouve d’abord la fraction la plus citadine des ouvriers, issue des couches les moins manuelles, touchant des salaires moyens et ayant effectué des études plus longues. Leurs réseaux de sociabilités sont fréquemment non ouvriers, mieux informés des rouages du systèmes scolaire, ils souhaitent y engager leurs enfants.

Dans les entreprises privées, le changement d’époque est palpable. Alors que le turn-over y était considérable dans les années 70, dans les usines qui n’ont pas fermé, il a aujourd’hui disparu. La modernisation des installations a transformé en profondeur le travail et l’intériorisation des contraintes y remplace progressivement l’observation des règlements explicites.

Ce nouvelles pratiques de management correspondent à une réorganisation du sytème de commandement dans l’entreprise. L’auto-contrôle de l’ouvrier permet d’accroître sa charge de travail, d’isoler les travailleurs et de disloquer les groupes constitués. L’auto-contrôle génère une pression morale qui contraint chaque salarié vis à vis du groupe et de la marchandise. Le système des primes individuelles accroît d’autant la subordination et la concurrence entre les individus ou les équipes. Difficile dans cet environnement de savoir qui sont les ennemis de qui sont les alliés …

Un climat de peur, notamment celle du chômage ou celle de ne pas être à la hauteur ainsi que l’appréhension des contraintes financières : prêts, enfants à charge, etc. serviront de ciment à l’édifice.

Le discours sur l’amélioration des conditions de travail est souvent perçu comme un faux débat qui dissimule une augmentation de la productivité alors que les solidarités se dissolvent.

La gestion de la main d’oeuvre tient compte de l’élévation générale du niveau scolaire. Interviennent désormais des psychologues, des sociologues, d’anciens chefs militaires recherchant ensemble les points de consensus dans la régulation de l’ensemble.

A propos de la « conscience ouvrière », de la « conscience de classe »

Elle ne peut se réduire à ses moments officiellement politiques. Au travail, tout ordre rencontre des limites. Il est subverti par des pratiques d’esquives quotidiennes parfois ritualisées. Cette manière d’être ensemble est peu intégrable par les stratégies de management. Elle est la manifestation d’une existence solidaire dans une position dominée. Ce sont des « savoirs clandestins » qui ne peuvent être réutilisés pour améliorer la production.

Le rapport de force n’est pas l’unique condition de la conscience ouvrière, le sentiment d’avoir un avenir sur le lieu même du travail joue autant dans l’affirmation du collectif. Le poids de la domination symbolique dans le travail est fort et doit être pris en compte. L’insatisfaction devant le travail ne se réduit pas à la souffrance relevée par quelque psychologue ou autre ergonome ; elle relève du sentiment de dépossession en regard de l’activité quotidienne et de l’avenir, en particulier celui des enfants. Une inquiétude que le mouvement des Gilets Jaunes a exprimé à sa manière en refusant la vulgate tehno-centrique opposant « modernes » et « archaïques » reprise comme une évidence par nombre de chercheurs.

Mais ce qui caractérise la condition ouvrière tient d’abord au fait qu’on n’y sépare pas la vie au travail de la vie en dehors du travail. Une réalité qui échappe à la plupart de ces mêmes chercheurs dont les méthodes consistent à opérer des découpages arbitraires. L’existence ouvrière est une totalité. Et même s’ils s’efforcent de préserver une coupure radicale entre la vie chez soi et la vie au travail, les ouvriers ne découpent pas les problèmes.

Xavier, Boulogne-sur-mer, le 09/04/20

NOTES

(1) Le temps d’écouter: Enquêtes sur les métamorphoses de la classe ouvrière. Michel Pialoux, collaborateurs Paul Pasquali, Stéphane Beaud. Editions Liber/Raison d’agir, 2019. 546p.

(2) Le plus connu de ses travaux est évidemment : La formation de la classe ouvrière anglaise. Edward P.Thompson. Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2012, 1 164 p.

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