Bandage mécanique ou les tribulations d’un ambulancier

L’exploitation de la force de travail dans les sociétés de transport est proverbiale, brutale et ses conséquences se révèlent délétères. Dans le secteur particulier de l’ambulance, emblématique de ces PME dont on nous vente le dynamisme, la violence des rapports sociaux est la condition de « la réussite économique ». Une première plongée dans le quotidien d’un ambulancier qui dans un proche avenir reviendra sur les formes de résistance et de lutte au quotidien.

Peut-être avez-vous vu – lors d’une visite à l’hôpital ou lors d’une consultation dans un cabinet médical – un ou plusieurs ambulancier(ère)s attendre bien tranquillement leur patient. Peut-être vous êtes vous dit : « Cool comme métier… sont payés à attendre… sont pas fatigués à la fin de leur journée… ». Si vous pensez cela, permettez moi de vous dire que vous vous trompez « dans les grandes largeurs » et de vous expliquez pourquoi.

L’entrée dans le métier

Je suis un ambulancier dans la région boulonnaise depuis presque 16 ans. J’aime mon métier même si ce n’est pas une vocation ( ils sont très rares les collègues à n’avoir fait que ce métier ). À l’époque, après plusieurs années de contrats précaires dans le social et une période de chômage d’environ deux ans, l’ANPE me propose un emploi d’ambulancier avec période d’essai qui peut déboucher sur un CDI. Pourquoi pas ? me dis- je, j’ai mon brevet de secouriste ( cela suffisait pour débuter dans le métier à ce moment là ), j’aime bien le contact humain et rester derrière un bureau à la même place, c’est pas mon truc. De plus, je prétends avoir des dons pour « mettre les pansements à mes petits neveux ». Je tente ma chance, l’entretien est positif et me voilà plongé dans une catégorie professionnelle vraiment pas banale.

La fonction

Il existe deux catégories d’ambulancier. L’auxiliaire formé aux premiers secours ( surtout le massage cardiaque ). C’est lui qui conduit le VSL ( véhicule sanitaire léger ) aussi appelé ambulance taxi. L’auxiliaire travaille en binôme avec le DEA ( titulaire du Diplôme d’Etat d’Ambulancier ), ambulancier lui aussi formé aux premiers secours. S’ajoute à cela la prise des paramètres médicaux de base : pouls, tension, fréquence respiratoire, saturation ( taux d’oxygène dans le sang ), glycémie. Il est capable d’évaluer les symptômes et de faire face à certaines détresses physiques, c’est aussi lui qui communique un bilan médical de base au médecin du centre 15. Il est entièrement responsable du patient qu’il transporte dans son ambulance ( et je peux vous affirmer que ce n’est pas une mince affaire ). Personnellement après quelques années en tant qu’auxiliaire, j’ai passé mon diplôme ( après 6 mois d’école et de stage ) et suis actuellement ambulancier DEA.

La réalité du travail et …

Et le travail en lui même, me diriez-vous ? Les horaires de travail ? Ils sont… comment dire… élastiques. L’ambulancier ne connait pas les horaires fixes. On sait à quelle heure on commence le matin, la veille au soir. Et surtout on ne sait JAMAIS à quelle heure on va finir. On est toujours à la merci d’une urgence, d’un transfert de dernière minute d’un patient vers une autre structure hospitalière. Evidemment avec ça, mes collègues et moi avons toutes les peines à planifier une vie après le boulot ( combien de fois ai-je dû annuler des séances de cinéma, des rendez-vous familiaux, etc… ) ou plus grave à nous soigner ( il faut dans la mesure du possible prendre ses rendez-vous médicaux pendant ses jours de repos ou en fin de journée, ce qui n’est pas facile ).

Le paiement des heures de travail peut-être qualifié… d’original. Je ne mens pas en disant que nous ne sommes pas payés intégralement de nos heures. L’actuelle convention ambulancière que nous appliquons dans l’entreprise où je travaille est la suivante :

– la semaine, nos heures sont payées à 90 % pour contrebalancer les moments où nous ne sommes pas « productifs » car parfois en attente au loin ( Lille, Paris, Amiens, etc… ) pendant la consultation du patient. Le patronat est très mesquin et très radin… Mais c’est pire pour les nuits, jours fériés, week-ends où nous sommes payés à 75 %. Et là nous sommes hyper rentables car les tarifs des prestations ambulancières sont majorées à 50 ou 75 %, là le patron n’y trouve rien à redire. Je ne connais pas d’autre corporation qui soit dans ce même cas. Actuellement, pour être payé dans le cadre de 35 heures/ semaine, il me faut faire 40 heures. Ceci est le minimum. Il faut savoir que nous ne connaissons pas les 35 heures car il n’est pas rare de faire des semaines de 50 heures et cela plusieurs fois en suivant. Si nous travaillons le week-end, nous avons deux jours de repos dans la semaine. La semaine suivante nous avons une journée de repos car nous ne pouvons pas travailler plus de six jours consécutifs. Ce qui veut dire que nous devons faire notre quota d’heures ( minimum 40 heures ) sur quatre jours au lieu de cinq, donc des journées de 10 heures de travail. Si mes sources sont bonnes, un chauffeur routier a interdiction de rouler plus de 4 heures 30 à la suite.

Cela n’existe pas chez les ambulanciers qui eux n’ont quasi pas de limite quant au temps de conduite, ( et ils ont la charge d’êtres humains ! ), la limite théorique étant de 12 heures maximum. Le soir, il ne faut pas me bercer. J’ai l’impression désagréable d’être parfois à l’hôtel chez moi : je rentre tard, mange, me détends un peu et vais me coucher car je suis très fatigué ou parce qu’il faut se lever tôt le lendemain.

… ses conséquences

Voici pour les chiffres, les données brutes. Ce qui n’est pas quantifiable – mais ô combien important – c’est la relation aux autres. Moralement, c’est parfois pas évident de s’occuper de personnes que l’on voit au fil des mois, des années se dégrader jusqu’à s’éteindre, de transporter ( rarement heureusement ! ) des enfants parfois très malades. Il faut éviter, dans la mesure du possible de s’attacher aux personnes, de faire preuve de trop d’empathie. Côtoyer la maladie ( et parfois la mort ) à longueur de temps n’a rien de facile et pour- tant nous ne bénéficions d’aucun suivi psychologique, ce qui nous ferait du bien je pense. La nuit, lors de nos gardes SAMU ( Service d’aide médicale d’urgence ou plus simplement le 15 ) on voit se manifester, bien plus que le jour, les douleurs physiques et mentales, les angoisses, les coups de folie.

Depuis 15 ans, j’assiste à la paupérisation d’une partie de plus en plus importante de la population. Perdre son travail, connaître le chômage c’est parfois tout un équilibre qui s’écroule avec la perte de l’estime de soi, l’éclatement de la cellule familiale pouvant aller jusqu’à la violence conjugale, la prise d’alcool, de drogues ( légales ou pas ). Il faut savoir gérer tout cela en n’ayant reçu qu’une formation superficielle. Je ne compte plus les fois où nous avons dû, mon équipier et moi, gérer des alcoolisations sévères ou des tentatives de suicide qui sont autant d’appels à l’aide. A chaud, on maudit ces « assistés » de nous avoir réveillé en pleine nuit ; puis après réflexion, certains de mes collègues ( hélas pas nombreux ) et moi-même, nous nous disons que ces personnes sont le pur produit d’un système économique et social qui broie les laissés- pour-compte de toutes sortes.

Ce que je viens de vous décrire, le plus objectivement possible, est la stricte vérité. Je considère le métier d’ambulancier comme un beau métier même s’il n’est pas très reconnu et qu’il n’est pas à la portée de tout le monde. Je suis heureux quand un patient me remercie de lui avoir fait oublier pendant un moment sa maladie par quelques blagues ou une bonne discussion, quand des membres de la famille me témoignent de la reconnaissance pour ma prise en charge humaine et emphatique avec les exigences de rendement du patronat pour qui un patient est avant tout un client et plus il y a de clients, plus il y a d’argent qui rentre dans ses caisses. Je suis heureux aussi des liens que j’ai pu tisser au fil du temps avec certains collègues qui sont devenus des copains. J’aimerais, pour conclure, que l’on regarde autrement l’ambulancier. Si un jour il arrive chez vous en retard, ne l’engueulez pas, c’est qu’il a dû gérer un emploi du temps très serré. Si vous le voyez un peu oisif, c’est qu’il goûte un repos bien mérité. Ne tirez pas sur l’ambulance !

Boulogne-sur-mer, octobre 2019

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