Sardinières à Douarnenez : de décennie en décennie, dans la continuité de l’exploitation

Nous publions cette interview réalisée par un de nos camarades auprès d’une ouvrière intérimaire d’une boîte de marée de Douarnenez, en Bretagne. Comme vous le lirez, les conditions de travail dans ce secteur de la production sont parfaitement identiques à celles que connaissent les ouvrières et les ouvriers des usines de Capécure à Boulogne-sur-mer.

CONTEXTE

La pêche rythme la vie de Douarnenez depuis toujours. Si son économie est en sérieux déclin depuis les années 1970, ce petit port du Finistère reste la capitale européenne de la conserve de poissons, en particulier des emblématiques boîtes de sardines. Mais aujourd’hui il n’y a plus que deux usines de transformation, tenues par la petite bourgeoisie locale : Paulet, qui produit la marque Petit Navire, et Chancerelle, la marque Connétable.

Douarnenez compte en 1900 32 conserveries qui emploient environ 4 000 personnes et font fonctionner environ 800 bateaux embarquant plus de 3 500 marins (1). Si l’activité de pêche est masculine, celle de l’étripage et de l’emboîtage des sardines est réservée aux femmes. Mères et filles se retrouvent à l’usine afin de travailler ce poisson ; surnommées les « Penn Sardin » (« têtes de sardine », en breton [2]), elles sont évidemment corvéables à merci. Payées à la pièce (au mille), puis, après 1905, 80 centimes de l’heure (à titre de comparaison, le kilo de beurre atteignait 15 francs en 1924), les sardinières vivent dans une misère profonde en l’absence de leurs maris, le revenu principal des foyers étant rapporté par eux au retour de la pêche.

Si leurs conditions de travail sont lamentables (3), c’est la question des salaires qui cristallise le gros des tensions et entraîne plusieurs grèves des sardinières. Deux d’entre elles sont particulièrement importantes et massives : celles de 1905 et de 1924.

En 1905, les sardinières, qui étaient payées à la pièce et travaillaient jusqu’à dix-huit heures par jour, créent un syndicat pour obtenir un paiement à l’heure, considérant que les syndicats existants ne les défendent pas assez. Et leur grève massive à Douarnenez entraîne l’arrêt des usines des villes environnantes. Cette lutte est victorieuse, alors qu’à la même période celles des ouvriers du bâtiment et des marins-pêcheurs sont un échec, et que celle des soudeurs ne fait que retarder la mécanisation. Elle constitue une sorte de répétition générale avant la grande grève suivante (4).

En 1924, les raisons de la grève sont également d’ordre salarial : les sardinières réclament 1,25 franc de l’heure au lieu du 0,80 franc acquis en 1905. La mobilisation dure, de manifestations en assemblées. Après quarante-deux jours de grève, Daniel Le Flanchec, le maire communiste de Douarnenez qui soutient les grévistes, est blessé par balle. En représailles, les grévistes s’en prennent à l’hôtel hébergeant les « jaunes » qu’a embauchés le patronat local. Le 8 janvier 1925, soit après plus de cinquante jours de grève, les sardinières obtiennent l’augmentation réclamée. Cette grève d’une ampleur inédite a un retentissement national, et met pour une des premières fois dans l’Histoire en relief la question de l’égalité salariale entre hommes et femmes.

Aujourd’hui, les conditions de travail dans les sardineries ont évolué avec certains moyens techniques de notre époque. La mécanisation a remplacé plusieurs étapes de la chaîne de fabrication. Cependant les activités d’étêtage, d’étripage et d’emboîtage demeurent manuelles, et réalisées par des femmes qui sont surtout des intérimaires saisonnières (étudiantes, immigrées précaires, chômeuses longue durée, etc.). A part quelques exceptions, elles ignorent l’histoire des sardinières et de leurs grèves, qu’elles soient ou non originaires de la région. De plus, même s’il serait un peu simpliste de rendre l’intérim responsable de l’absence d’une solidarité de classe entre les ouvrières, ce type de contrat ultraprécaire la rend difficile. Malgré des conditions de travail toujours exécrables, les chances de voir de nouvelles mobilisations dans les conserveries semblent donc présentement très utopiques.

Le témoignage qui suit est celui d’une intérimaire découvrant le travail d’usine et le milieu de la conserverie de poisson. Ce qu’elle raconte n’a rien d’exceptionnel : c’est le dur quotidien de ces femmes qui, aujourd’hui comme hier, confèrent sa renommée à Douarnenez et permettent aussi et surtout de mettre des sardines dans les assiettes d’autres prolos aux quatre coins de l’Hexagone.

Notes

1) https://www.terresceltes.net/bretagne/douarnenez-pays-penn-sardin

2) https://anrpaprika.hypotheses.org/2102

3) Voir la chanson anarchiste de la Belle Epoque « Saluez, riches heureux », chantée durant les grèves de 1909-1910 par les ouvriers et ouvrières de Mégissiers, dans la région de Carmaux, et reprise par les sardinières en lutte à Douarnenez en 1924.

4) Anne-Denez Martin, Les Ouvrières de la mer. Histoire des sardinières du littoral breton, L’Harmattan, 1994.

INTERVIEW

Comment as-tu travaillé en intérim dans une conserverie de Douarnenez ?

Je me suis inscrite sur le site d’Adecco Douarnenez, en indiquant que j’acceptais de travailler sur un poste d’ouvrier en production alimentaire. La principale offre d’emploi à Douarnenez, c’est étripeuse et videuse de sardines dans les deux entreprises de la ville. On était à la période de la sardine fraîche, où les entreprises ont un besoin important de personnel.

On m’a proposé ce genre de poste, à prendre tout de suite. J’étais curieuse, et comme on m’a dit que ça ne nécessitait aucune compétence particulière et que je serais formée sur place, j’ai accepté.

Dans quel secteur travaillais-tu avant ?

J’ai été infirmière durant de nombreuses années, et principalement travaillé en service psychiatrique. J’en ai eu un peu marre, donc j’ai décidé de lâcher ce boulot. J’ai travaillé dans un magasin bio, été aide à domicile, bref, fait un peu de tout, sauf dans le milieu médical.

Comment se sont passés tes premiers jours dans la boîte ?

Tout s’est fait très vite : après l’entretien à l’agence d’intérim un matin, on m’a envoyée récupérer mes chaussures de sécurité l’après-midi, et dès le lendemain j’étais en poste… à 5 h 30. La boîte d’intérim possède une annexe dans l’usine même – j’imagine que ça leur permet d’être plus réactifs à l’embauche saisonnière.

Donc, au petit matin, je me retrouve à attendre dans le noir devant une grille et un tourniquet. Au bout de trente minutes, un employé me fait enfin entrer, mais j’attends encore vingt-cinq minutes dans le hall avant que quelqu’un s’intéresse à moi. Une dame très froide arrive – c’est la personne qui encadre les nouveaux intérimaires, mais comme elle ne se présente pas, je ne sais pas à qui j’ai affaire. Puis tout se précipite : je pose mes affaires au vestiaire, mets mes habits de travail, et quinze minutes après je suis face à un tapis qui déroule des sardines. L’agence m’avait dit qu’on nous montrait un peu l’usine, pas qu’on se retrouvait sitôt après l’embauche à étriper des sardines à la même cadence que les autres. Plutôt dur, puisque, comme beaucoup d’autres intérimaires, je n’avais jamais fait ce type de travail.

On me présente ma « tutrice », qui est chargée de me montrer le travail et de me suivre – c’est une des seules encadrantes avec qui j’ai eu un bon contact et la seule qui était très respectueuse. On me place au milieu d’ouvrières permanentes et je trouve vite l’atmosphère pesante : des regards appuyés, qui me scrutent. Ce n’est pas vraiment la bonne ambiance décrite par l’agence d’intérim !

Tu as une période d’essai de trois jours, et après ?

Pendant ces trois jours, j’ai derrière moi durant de longues minutes, à surveiller mes moindres faits et gestes, la dame qui m’a accueillie et qui est aussi la responsable des tutrices. Ensuite, j’ai l’entretien où on fait le point sur le travail des intérimaires. C’est simple : soit tu suis les cadences et on te garde, soit ce n’est pas le cas et on te dégage. Comme j’arrive à suivre, on me garde.

Quelles sont tes conditions de travail ?

Mon contrat d’intérim au SMIC était au départ d’une semaine : si je faisais l’affaire, il pouvait être ensuite de un à quatre mois. J’avais pensé rester quatre mois, mais j’ai vite changé d’avis. On nous a annoncé qu’on passerait de huit à neuf heures de boulot quotidien en septembre, quand l’activité croît fortement, alors que ce changement n’était pas indiqué dans le contrat d’embauche. De plus, s’il y avait quelques « avantages », comme le panier repas, étant donné la pénibilité du travail et des horaires, la rémunération n’était pas au rendez-vous.

Ton statut de travailleur handicapé a-t-il été pris en compte ?

J’en avais parlé à l’agence d’intérim, car je préfère être transparente là-dessus, mais elle n’en a apparemment pas informé l’entreprise. A ma première réunion de bilan, quand je l’ai répété à l’agent de la boîte d’intérim qui était présent, il a dit que je devais obligatoirement et rapidement passer une visite médicale. Je les ai aussi informés que certaines tâches me seraient peut-être plus difficiles qu’à d’autres vu mon handicap – je ne peux pas rester longtemps debout. On m’a répondu que je tenais le rythme et que ce n’était donc pas gênant pour eux, que s’il y avait des aménagements à faire on verrait plus tard. Cela m’a surprise : je sais par expérience que c’est souvent un frein à l’embauche – mais j’ai vu ensuite qu’il y avait un gouffre entre ce qu’on disait et ce qu’on faisait.

A l’étripage, on est debout ; à l’emboîtage, on est assise. La station assise m’a très vite été difficile et je l’ai signalé, donc on m’a remise à l’étripage… à raison de huit heures debout. Au bout de trois semaines, j’ai eu peur de ne plus pouvoir marcher, alors j’ai demandé si je pouvais m’installer au bout du tapis, où il y a des tabourets, pour pouvoir changer de position durant la journée. Mais le lendemain, dès que j’y ai été, deux cheffes m’ont surveillée de façon très stressante toute la matinée en me disant que je n’allais pas assez vite. J’ai réagi calmement, et constaté qu’elles n’avaient pas l’habitude qu’on leur tienne tête, surtout une intérimaire : elles ne savaient pas trop gérer ça ! Malgré tout, histoire d’être tranquille, je suis retournée où j’étais au départ, au poste debout, et j’ai réussi à finir le mois. Mais, à partir de là, j’ai eu du liquide dans le genou, un œdème et surtout des douleurs très importantes. Mon médecin m’a dit d’arrêter ce travail et ma mission s’est donc finie ainsi.

Peux-tu développer les rapports avec la hiérarchie ?

La hiérarchie directe, ce sont les tutrices et encadrantes, celles qui ont une charlotte jaune. J’ai appris plus tard que leur mission est théoriquement de nous apprendre le métier, mais elles te font sans cesse des réflexions désagréables et des reproches, avant même de t’avoir expliqué les consignes. Et elles ciblent davantage les intérimaires que les permanentes : comme on est juste de passage, elles se permettent plus de choses avec nous – pour se défouler peut-être du fait des pressions qui leur viennent de plus haut, d’une hiérarchie qu’on ne voit pas.

Par ailleurs, certaines intérimaires ne parlent pas ou pas bien le français, et du coup elles ont plus de mal à comprendre les consignes. Un jour, l’une d’elles a été harcelée par une cheffe, qui a ôté pendant plusieurs heures chacune des sardines que cette intérimaire plaçait sur la grille sans lui expliquer ce qui n’allait pas. Stressée et surtout apeurée, l’ouvrière a fini la journée en sueur, et elle a dû demander à changer d’équipe car je ne l’ai plus revue…

Qui sont les intérimaires dans cette boîte ?

La moyenne d’âge est dans les 25 ans : beaucoup d’étudiantes vont à l’usine comme boulot d’été, et des jeunes non diplômés font ça aussi en attendant de trouver un meilleur poste. Les intérimaires représentent une bonne proportion des salariés dans cette usine : certains après-midi, on y était majoritaires. Mais l’agence d’intérim a beaucoup de mal à les recruter, malgré le fort taux de chômage et le faible taux d’entreprises dynamiques dans la région, parce qu’on connaît les conditions de travail dans cette boîte.

As-tu tissé des relations avec des collègues ?

Très peu, car c’est mal vu de parler pendant le travail et on est vite réprimandé. Comme on est chaque jour à côté de nouvelles personnes, il est difficile de nouer des liens. Pareil pour les pauses : dix minutes qui commencent quand on lâche son couteau. Le temps d’enlever tout le matériel, d’aller à la salle de pause et d’en revenir, on ne s’arrête en fait qu’une à trois minutes – presque pas le temps d’aller aux toilettes ! A ce propos, on a le droit d’y aller durant le travail, mais on nous prévient d’entrée que si on boit on va faire pipi, et qu’on ne nous paie pas pour ça !

Que peux-tu dire sur les syndicats ?

On ne connaît pas les responsables syndicaux. J’en ai vu une seulement lorsque le boss est venu dans l’usine nous annoncer qu’on allait travailler neuf heures par jour. Cette responsable syndicale a demandé timidement qu’on nous ajoute une pause de dix minutes, et s’est fait rembarrer direct : on n’allongeait pas la journée de travail pour perdre du temps avec des pauses. Les syndicats ont l’air très mous, et vu comment ils semblent défendre les salariés en poste, je pense que les intérimaires sont le cadet de leurs soucis !

A ton avis, y a-t-il des chances que les ouvrières bougent pour leur avenir dans cette boîte ?

Avec la forte présence d’intérimaires, je n’imagine pas que ce soit possible. La pression mise sur elles dès le début ne leur laisse pas le temps de se demander si elles sont dans leur droit en réagissant. Et puis, après de telles journées de travail, tu te couches à peine rentrée. Comme en plus tout est fait pour réduire le contact entre les différentes travailleuses, se mobiliser pour dénoncer ensemble les conditions de travail me paraît compliqué ! Si la sardinière fait la gloire de Douarnenez, le droit du travail s’arrête à l’entrée de l’usine, sitôt passé le tourniquet !

Interview réalisée par Arturo, octobre 2018

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